Comment s’y prend The Bridge
- Alexandre Pierrepont
- 2021
The Bridge se construit depuis 2013, inspiré par une observation somme toute assez simple : s’il est aujourd’hui de notoriété publique que le jazz et les musiques improvisées, en France et en Europe, ont trouvé leur envol, leur spécificité et leur indépendance, certaines scènes nord-américaines, celle de Chicago et du Midwest particulièrement, n’en continuent pas moins de se développer à leur(s) propre(s) rythme(s). L’autonomie acquise et l’originalité développée par les uns et par les autres ne doivent pas empêcher de nouvelles formes de coopération. Tout au contraire, elles nous semblent même devoir les favoriser.
Rapprocher durablement musiciens français et nord-américains (notre réseau rassemble près de 140 musiciens des deux pays, qui se sont répartis en quartettes et quintettes, eux-mêmes répartis en deux cycles) ; leur donner l’espace, leur donner le temps, leur donner la possibilité d’apprendre à se connaître, dans leurs similarités et dans leurs différences, de développer leurs échanges et leurs projets créatifs, dans la réciprocité et dans la complémentarité : tel est l’objectif de The Bridge.
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Notre dispositif prévoit ainsi que chaque ensemble franco-américain circule tour à tour sur les deux continents à l’occasion de tournées conçues comme des voyages d’exploration : les ensembles qui ont commencé en France passent ensuite aux États-Unis, et inversement.
Chaque tournée est pensée et produite comme l’occasion d’une série de concerts dans toutes sortes de lieux (du club au festival, du conservatoire à l’université, de l’association de quartier au musée national, une quinzaine de concerts et d’événements, au minimum, sont chaque fois garantis). Mais aussi comme l’occasion pour les musiciens en déplacement de mieux comprendre l’environnement social, culturel et économique de leurs partenaires, grâce à de multiples événements parallèles qui s’adressent également et diversement à toutes et à tous.
Ce pourquoi The Bridge ne se contente pas de promouvoir tel ou tel ensemble transatlantique, mais profite de chaque tournée pour électriser un réseau. Il s’agit de susciter une circulation réelle d’expériences, d’idées et de perspectives, de type presque ethnographique. D’emprunter le long chemin d’une compréhension mutuelle qui ne peut faire l’économie du temps à passer, à perdre et à inventer ensemble, l’économie des espaces et des contre-espaces à repeupler. Et à travers le rapprochement de musiciens créateurs, à travers l’assemblage de musiques originales se nourrissant de ces expériences, les filtrant, les transposant et les transformant, il s’agit aussi de solidariser les structures et les institutions qui travaillent au quotidien et à l’année avec ces musiciens, et qui sont nos évidents partenaires. Avec elles, proposer un autre modèle économique pour une diffusion intelligente de ces musiques ; faire mieux dialoguer la musique et les mondes.
The Bridge n’est pas un lieu de diffusion ancré dans un seul espace physique, un seul territoire, mais une nébuleuse associant de tels lieux partout en France et à Chicago. Notre initiative n’aurait pas été possible sans ces alliances avec des clubs, festivals, écoles de musique, conservatoires, universités, centres culturels, médias, des deux côtés de l’Atlantique, ni sans une « connaissance du terrain » qui a immédiatement permis d’identifier, depuis la « base », une première série de précieux partenaires.
Le volet éducatif
Convaincu des valeurs de coopération, d’affirmation et de transformation de soi, comme d’invention collective, du sens des responsabilités comme du sens de la liberté, et de l’inventivité, qui animent et que déploient les musiques du champ jazzistique, The Bridge apporte un soin particulier – lors des tournées et entre les tournées – à la transmission et au partage d’un savoir-faire autant musical que social et culturel, autant un art de faire qu’un savoir-vivre.
En France, de nombreuses actions sont menées lors de chaque tournée, en priorité dans les centres d’animation, les écoles primaires et secondaires des villes et des régions traversées, les conservatoires et les universités aussi, grâce à une collaboration avec les partenaires locaux, les académies et le Ministère de l’Education nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche à l’échelle nationale. Car The Bridge travaille également avec plusieurs Conservatoires à rayonnement communal ou à rayonnement régional (CRR), étudiants du CFMI ou du Diplôme d’Etudes musicales (D.E.M.) – où ont lieu conférences et masterclass. Ainsi qu’avec les départements de musique et de sciences humaines de plusieurs universités, parmi lesquelles l’Université Toulouse II – Jean Jaurès à Toulouse, l’Université de Bretagne Occidentale à Brest, l’Université Paris 7 Denis Diderot et l’Université Paris 8 Saint Denis, le Centre parisien de l’Université de Chicago.
Signalons que, depuis 2017, The Bridge accorde une attention particulière à nos proches, nos voisins et nos commensaux : les réfugiés. Dans ce cas, il s’agit toujours d’éducation mutuelle, dans la connaissance de soi et de l’autre. Chaque tournée en France est l’occasion, soit d’inviter des groupes de réfugiés aux concerts, soit de rendre visite aux centres qui les accueillent. Au fil des années, nous avons ainsi collaboré avec le Centre Emmaüs – Solidarité et avec Artistes en Exil à Paris, avec des mineurs isolés de l’Association Timmy en région parisienne, avec l’association Utopia56 à Tours, avec le Centre d’Accueil des Demandeurs d’Asile de Pontivy…
Côté Chicago, rien ne fut donc possible en 2020… Mais il faut mentionner les accords de partenariat que The Bridge a conclus avec les départements de musique de la Roosevelt University et de la DePaul University, qui nous permettent d'y organiser, en temps normal, des master-class, des ateliers et/ou des concerts-rencontres avec les ensembles en tournée. C'est avec l’Université de Chicago que l'accord est le plus conséquent. The Bridge y organise à chaque voyage un grand concert-rencontre au Reva and David Logan Center for the Arts, et de multiples visites, en amont et en aval, dans les classes des professeurs associés. En 2019, s’étaient inaugurés de nouveaux partenariats avec l’Old Town School of Folk Music de Chicago et avec la Washinton University à St. Louis (Missouri), qui ont dû être suspendus en 2020…
Au fil des tournées, des ateliers ont également été organisés en milieu associatif et scolaire, à la South Shore Fine Arts Academy, au South Side Community Arts Center, au Columbia College (à travers le programme Jazz Links Student Council que supervise le Jazz Institute of Chicago), à la Chicago State University ou avec la Rebuild Foundation. The Bridge travaille par ailleurs, alternativement, avec plusieurs écoles publiques ou privées de Chicago : Marie Curie High School, Whitney M. Young Magnet High School, Chicago High School for the Arts (ChiArts), Lycée Français de Chicago.
Depuis 2017, The Bridge est lié au programme After School Matters, grâce auquel les musiciens en tournée mènent des actions musicales au Chicago West Community Music Center, et accueillent parfois, en première partie de l’un de leurs concerts, l’ASM-CWCMC Orchestra. Lors de Quelque chose comme un festival à Paris, en octobre 2019, et grâce au soutien de l’Université de Chicago, nous avions pu inviter en France 16 élèves de cet orchestre, qui ont pu interagir avec une classe du collège Sólveig Anspach à Montreuil et une classe du lycée Mozart au Blanc-Mesnil, ainsi qu’ouvrir par une performance la soirée de concerts à La Dynamo de Banlieues Bleues. Cette collaboration devait déboucher, en sens inverse, sur un voyage des élèves français à Chicago, en 2020. Laquelle a dû être également reportée.
2020 & 2021, années tronquées
Tout pourrait commencer par l’ordinaire exercice d’autocongratulation : en organisant, depuis 2013, plus de 100 concerts et événements par an, grâce à 50 lieux partenaires des deux côtés de l’Atlantique, pour les 140 membres de son réseau, mais aussi pour des dizaines de musiciens extérieurs au réseau, tout en développant un élégant label et un large volet éducatif, The Bridge s’est positionné comme la principale structure travaillant à l’heure actuelle entre la France et les États-Unis dans le monde du jazz et des musiques improvisées. « L’épreuve des faits » nous a permis de vérifier le bien-fondé de notre réseau, en tant que projet artistique et en tant que modèle alternatif de production et de diffusion, structurant à plus d’un titre et sur le long terme.
Toutefois, Compte tenu du contexte et de la pandémie, les deux tournées nord-américaines de 2020 ont dû être reportées en 2021 et en 2022. Il s’agissait des ensembles :
- Avril/mai (Chicago) : The Bridge #14 / Sangliers (voyage retour) : Keefe Jackson, Didier Lasserre, Peter Orins, Dave Rempis & Christine Wodrascka.
- Octobre/Novembre (Chicago) : The Bridge # 2.4 : Morgane Carnet, Jozef Dumoulin, Fanny Lafargues, Damon Locks & Macie Stewart.
Seules ont pu avoir lieu les tournées en France :
- Février (France) : The Bridge # 2.3 : Gaspar Claus, Gerrit Hatcher, Erwan Keravec, Lia Kohl & Marvin Tate ;
- Octobre (France) : The Bridge # 13 / Forget to Find (voyage retour) : Jean-Luc Guionnet, Pierre-Antoine Badaroux, Jim Baker & Jason Roebke.
La « gestion de la crise »
Des quatre tournées annuelles que The Bridge organise en temps normal, nous n’avons donc pu réaliser en 2020 que les deux tournées françaises, celles aux Etats-Unis ayant dû être reportées en 2021 et en 2022 – la première, parce qu’elle a eu lieu en début d’année, avant le confinement. La seconde, de façon tronquée mais avec un dispositif original qui nous a permis de nous accommoder autant que possible des restrictions de voyage. En intelligence avec les musiciens français du groupe, nous avons commandé, auprès des artistes américains, deux pièces radiophoniques enregistrées en studio et en extérieur par l’un de nos partenaires historiques à Chicago (et acteur majeur des initiatives de reprises d’activités) : l’Experimental Sound Studio. Ces enregistrements ont été diffusés pendant les concerts en France, et ont servi de matériau d’échange et d’interaction, quoique différé, entre musiciens français et américains. En présence ou présentiel de Pierre-Antoine Badaroux et de Jean-Luc Guionnet, et en l’absence ou distanciel de Jim Baker et de Jason Roebke (ou dans leurs ombres et leurs ondes portées depuis Chicago). Ce dispositif nous a permis d’entretenir une forme de création collective et transculturelle chère à The Bridge, mais aussi de rémunérer les artistes américains dont les conditions de travail et de vie sont directement et gravement impactées par cette crise mondiale.
+ D’autres initiatives ont été prises depuis le printemps et le premier confinement pour imaginer des manières responsables et créatives de maintenir l’activité des musiciens et des techniciens des deux côtés de l’Atlantique, en attendant la reprise des échanges internationaux (cf. https://www.periscope-lyon.com/article/the-bridge-sadapte-et-tente-de-trouver-des-reponses-malgre-les-crises-actuelles/).
Pour « compenser », pour maintenir la tension et bander l’arc de l’avenir, The Bridge a organisé, avec plusieurs de ses partenaires, une série d’événements parallèles.
- La diffusion en streaming, le 13 septembre, dans le cadre de la Quarantine Concert Series de l’Experimental Sound Studio, de deux concerts des membres du quartette Antichamber Music, deux duos chacun chez soi, suivi par la diffusion du documentaire The Physicality of Thinking, de Sandra Binion, qui a suivi le groupe lors de leur tournée française en janvier/février 2019. Le film documente la tournée de Claudia Solal (voix), Benoît Delbecq (piano et piano préparé), Katherine Young (basson et électronique) et Lou Mallozzi (platines et CD). Il transporte le spectateur dans les coulisses et les corridors – sur la route, sur les chemins de campagne, au déjeuner ou au dîner, dans les arrière-salles, au cours des rencontres et des ateliers avec des élèves ou des étudiants – tout en capturant les nombreuses humeurs et dynamiques du quartette lors de ses performances.
- La diffusion en streaming de deux soirées de concerts, en miroir à traverser, l’une depuis Chicago et la salle Constellation le 27 novembre (finalement décalée au 4 décembre en raison du confinement), sous l’intitulé « Separatist Party », avec 6 musiciens nord-américains du réseau (Marvin Tate, Ben Lamar Gay, Fred Jackson, Nolan Chin, Jakob Heineman & Mike Reed) ; l’autre depuis Pantin et la salle La Dynamo le 28 novembre, sous l’intitulé « Les amis américains », avec 6 musiciens français du réseau : trois duos constituant la partie française de différents groupes de The Bridge (Joëlle Léandre et Bernard Santacruz ; Benoît Delbecq et Claudia Solal ; Mathieu Sourisseau et Mike Ladd). Trois paires de rois et de reines de l’improvisation libre, trois duos duels absolument pacifiques, entre six résidents de le République et six citoyens du monde, comme pour souligner une absence : celle des amis américains. Ce concert a fait l’objet d’une captation live par les équipes de CultureBox, qui prépare également un film documentaire sur l’opération.
- La diffusion en streaming le 6 décembre, dans le cadre de la Quarantine Concert Series de l’Experimental Sound Studio, d’un solo de Fanny Lasfargues depuis la France, suivi d’un duo entre Macie Stewart et Damon Locks depuis Chicago, tous membres du quintette The Bridge #2.4 qui devait précisément faire sa tournée de création à Chicago et dans le Midwest en octobre-novembre.
L’exemple d’une tournée réalisée en période de confinement : The Bridge #15 (JayVe Montgomery, Didier Petit & Edward Perraud), en janvier et février 2021, en France.
Ces événements « à distance » n’étaient pas prévus et ne sauraient être une fin en soi. Mais tant que nous serons physiquement loin les uns des autres, au large des terres, des pays et des musiques de Cocagne, il nous paraît nécessaire de maintenir le contact, entre les musiciens, les partenaires, les publics, sans prétendre réellement combler cette distance. Car si l’on ne peut pas contrefaire la présence vécue des choses et des êtres, il reste possible d’envoyer des signaux. D’utiliser la voie des ondes. De faire apparaître des formes et de faire entendre des chants. De saluer l’esprit de continuité qui nous anime toutes et tous, et de faire signe aux absents qui sont présents de l’autre côté du monde. Dans la pioche d’un monde à réinventer.
Dans un monde d’aventures et de mésaventures, la tournée de The Bridge a pu avoir lieu en France aux mois de janvier et février 2021, en présence d’un musicien nord-américain invité en sa qualité de chercheur associé au laboratoire ArTec de l’Université Paris 8 – Saint-Denis.
Avoir lieu : refaire, avec chacun de nos partenaires, que les lieux de diffusion existent sous une forme ou sous une autre, autorisée par la situation. Dans les conditions les plus prudentes et raisonnables qu’exigent les circonstances.
Activités du groupe en tournée
- 8 « concerts » à Poitiers, Dijon, Lyon, Brest, Paris / Pantin, Albi, Toulouse & Tours.
- Poitiers : au Confort Moderne, grâce à Jazz à Poitiers, le concert a été transformé en résidence de création et en séance d’enregistrement en huis-clos.
- Dijon : au Consortium, grâce à Zutique Production, le concert a été transformé en performance filmée pour un documentaire à venir, devant un public réduit.
- Lyon : au Périscope, le concert a été transformé en émission radiophonique et en performance streamée, devant un public réduit.
- Brest : à la Chapelle Dérézo, grâce à Plages Magnétiques et à la Compagnie Dérézo, le concert a été transformé en performance partagée avec les comédiens de la compagnie, pour un public de professionnels.
- Paris / Pantin : à La Dynamo de Banlieues Bleues, le concert a été transformé en performance pour un public de professionnels.
- Albi : au Frigo, le concert a été transformé en émission radiophonique pour Radio Albigès, devant un public réduit.
- Toulouse : dans les studios de Radio Campus Toulouse, grâce à Un Pavé dans le Jazz, le concert a été transformé en en émission radiophonique pour Radio Campus Toulouse, devant un public réduit.
- Tours : au Petit faucheux, le concert a été transformé en en émission radiophonique pour Radio Campus Tours, devant un public réduit.
Activités parallèles des membres du groupe
- Performance de JayVe Montgomery & Didier Petit avec Etienne Cabaret & Christophe Rocher à la ferme pédagogique de Trémargat.
- Séance d’enregistrement de JayVe Montgmomery & Edward Perraud à Saint-Pierre-des-Corps.
- Concert-rencontre de JayVe Montgomery, Didier Petit & Edward Perraud avec les étudiants de l’Ecole d’ingénieurs agricoles de Purpan – Toulouse.
- Concert-rencontre de JayVe Montgomery, Didier Petit & Edward Perraud avec les participants des services civiques, de Cultures du Cœur 37, du temps Machine et de Volapük à Tours.
- Concert-rencontre de JayVe Montgomery avec les élèves du Collège Camille Vallaux au Relecq-Kerhuon.
- Masterclass de JayVe Montgomery, Didier Petit & Edward Perraud La Dynamo de Pantin avec les étudiants du département Musique de l’Université Paris 8 – Saint-Denis.
- Masterclass de JayVe Montgomery au département Musique de l’Université Paris 8 – Saint-Denis.
- Masterclass de JayVe Montgomery & Didier Petit avec les étudiants de première année du CFMI (DUMI) à Poitiers.
- Table ronde sur la situation actuelle de JayVe Montgomery & Didier Petit avec Fabien Simon, Jean Rochard, Raphaëlle Tchamitchian, Pierre Tenne & Yaping Wang, au Théâtre d’Ivry, dans le cadre du festival Sons d’hiver.
Perspectives de The Bridge en 2021-2022, et au-delà
Pour l’instant, et ce n’est qu’une partie des réponses à apporter, il nous semble qu’agir ou prévoir d’agir est toujours ce que nous avons de mieux à faire en attendant la suite des événements. Agir, veut d’abord dire maintenir le cadre de nos activités, tout en restant prêts à nous adapter. Le dispositif original d’enregistrements effectués chez eux mais « à distance » par les musiciens ne pouvant encore circuler, et utilisés ensuite par leurs partenaires « en présentiel », sera par exemple réutilisé le cas échéant. Dans le « pire » des cas, s’il s’agit d’interdiction pure et simple de tout événement public, nous envisageons de transformer la période de la tournée en période de « résidence d’écriture », ou plus exactement, s’agissant d’improvisateurs, de « résidence de conceptions(s) » pour les artistes chez eux : musiciennes et musiciens recevraient commande de The Bridge pour monter un répertoire ou un programme, en y travaillant ensemble mais à distance. Quelques performances publiques en streaming pouvant entrecoupées cette résidence.
Si l’on peut raisonnablement estimer que l’année 2022 sera encore transitoire, il ne s’agit pas dans l’intervalle de maintenir des activités pour maintenir des activités, mais bien de continuer à structurer un secteur et à développer un projet. Nous ne persévérons pas aveuglément. Nous savons que nous vivons des temps incertains qui posent quantité de questions que nous ne voulons pas escamoter.
- Si la musique a fameusement le pouvoir de nous mettre dans tous les états, dans quel état nous met-elle quand la bande des fréquences émotionnelles accessibles est de plus en plus étroite ? Feint-elle de croire au caractère exceptionnel de cette « drôle de paix », moquer sa morosité, pour poursuivre dès que possible ses œuvres et ses manœuvres habituelles ? Peut-elle se contenter d’attendre ou d’espérer que les affaires reprennent ?
- Si la musique, ce qui se passe dans la musique, a le pouvoir de nous conférer une puissance d’agir, comment nous en confère-t-elle encore quand tout, autour d’elle et parfois aussi en elle, nous réduit à une quasi-impuissance ? Se confronte-t-elle à cette impuissance qui est aussi la sienne, pour la transformer ?
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D’une manière ou d’une autre, il nous faudra donc nous « adapter » (« se réinventer », a-t-on dit parfois, faire preuve d’une « capacité de projection »…). Cette manière peut nous ressembler, s’inspirer des logiques solidaires et créatives au cœur des musiques que nous défendons et qui portent en elles, si l’on veut bien les écouter, les interroger, des éléments de réponse. Pour des usages bouleversants de la musique, qui en bouleverseraient la valeur d’échange notamment. La principale vertu du moment éprouvant que nous traversons serait ainsi peut-être d’inciter celles et ceux qui ne l’auraient pas déjà fait de songer à repositionner leurs pratiques et leurs projets dans le monde, tel qu’il va, tel qu’il ne va pas.
- Le propre de The Bridge est d’aider à la formation de groupes, d’équipages bigarrés, de fraternités/sororités franco-américaines partageant une expérience sensible, artistique, socioculturelle. Ce pourquoi nous n’abandonnerons pas notre spécificité internationale et ce qu’elle implique : des échanges internationaux développés au gré de tournées ou de voyages d’exploration, dans les deux sens, favorisant l’interconnaissance entre musiciens et structures des deux continents. Soit faire jouer des musiciennes et des musiciens ensemble, les faire se rencontrer entre eux et les faire découvrir à d’autres. Faire dialoguer non seulement des personnes, mais des lieux et des scènes, et à travers leurs représentants, des sociétés.
- Depuis le départ, les conditions dans lesquelles The Bridge conçoit ces voyages continentaux et intercontinentaux sont éco-responsables, dans l’idée de faire évoluer le modèle même de ce que représente une tournée, dans une forme de semi-nomadisme. Un seul vol intercontinental est effectué pour un voyage qui s’apparente à un véritable séjour à l’étranger : multiples concerts, multiples événements, multiples activités, sur un territoire donné, par imprégnation réciproque entre visités et visiteurs, auxquels on offre toutes les raisons d’être là, ensemble, en présence les uns des autres.
En présence, ou « présentiel » donc : les musiques de jazz et d’improvisation sont, plus que toutes autres peut-être, des musiques de l’instant – on l’a dit et répété – mais aussi des musiques du lieu : de la pleine présence vécue des choses et des êtres, qui est toujours une coprésence, en situation. Des musiciens, des publics. Ce sont des musiques de l’espace partagé et résonnant, des musiques éminemment sociales qui s’inventent à plusieurs, dans un travail d’intelligence collective sur placeet en temps réel, comme sur la durée. Le « distanciel » ne peut pas communiquer toutes les sensations, toutes les perceptions, toutes les émotions de la pleine présence. Il ne peut pas davantage masquer qu’une distance physique est plus ou moins comblée, que cette distance ne peut dissimuler qu’une absence est bel et bien ressentie, et qu’elle a aussi son intérêt en tant qu’absence. Le « distanciel » et comment on l’aménage restera donc pour nous secondaire, littéralement. En 2021, par conséquent, et tant que ce sera nécessaire, The Bridge continuera d’utiliser les moyens que nous offrent les nouvelles technologies pour tracer des traits d’union.
Ce sera toujours en appoint.
The Bridge et ses partenaires offrent les meilleures conditions de travail aux musiciennes et musiciens associés : des tournées montées à leur image et à leur rythme sans qu’il soit besoin de négocier et de marchander des « dates » ; un espace-temps de création collective sans aucune contrainte extérieure, mais en intense interaction avec le monde alentour, sans autre enjeu que l’humain et l’artistique, où chacun et chacune peut être musicien à temps plein. Pour accroître encore le grand principe qui nous anime, nous avons commencé à imaginer des résidences chez tel ou tel de nos partenaires privilégiés, en alternance, lors de chaque tournée.
Afin d’amplifier les contacts et collaborations avec les scènes locales, qui sont parfois celles d’un membre de l’orchestre en circulation ; afin d’approfondir nos actions culturelles vers tous types de publics ; afin de mieux servir et desservir un territoire. En France, nous sommes en train de creuser ces pistes avec nos partenaires de Plages Magnétiques à Brest, du Confort Moderne à Poitiers, du Petit faucheux à Tours, de Zutique à Dijon, du Périscope à Lyon. Dans le Midwest, où nous avons consolidé notre réseau de partenaires autour de Chicago pour des séjours rapprochés de quelques jours, à Milwaukee et Madison, ou à Saint Louis, l’équivalent est d’ores et déjà mis en place à l’Université de Chicago, à l’Experimental Sound Studio, à Constellation.