Voir, c’est croire

Perspectives

Fin 2022, la noblesse britannique faisait la une des journaux. Bien qu’il ne s’agît pas des premières accusations de sectarisme portées contre la monarchie, l’incident fut particulièrement marquant car porteur de la charge émotionnelle des politiques identitaires. Ngozi Fulani, une femme d’héritage afro-caribéen directrice de Sistah Space, un organisme de charité luttant contre la violence domestique, participait à une conversation avec Lady Susan Hussey, ancienne aide de la Reine, quand celle-ci lui demanda sans ménagement : « Mais d’où venez-vous vraiment ? ».

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Arun Gosh, clarinettiste né à Boston de parents bengalais, intitula son album sorti en 2017, Mais d’où venez-vous vraiment ? Bien que Gosh hésite à dire qu’il ait prédit le futur, son album était résolument pertinent. Son but était de refléter sa propre expérience, et en particulier la question qui l’avait poursuivi sans cesse. Nous avions là un exemple où le jazz se faisait le miroir d’une société britannique façonnée par l’immigration, et par une confusion constante quant à la place qu’occupent les minorités ethniques dans une nation aux prises avec un monde globalisé, mais inexorablement lié à son passé impérialiste. Pour les personnes racisées du Royaume-Uni, le cliché venir vraiment de quelque part est devenu un sujet de conflit aussi fatigant que récurrent dans la société contemporaine, car il révèle un statut distinct d’étranger. Déclarer que l’on vient de Londres, Birmingham ou Manchester ne suffit pas. Être noir ou asiatique signifie encore parfois voir la légitimité de son statut de vrai britannique remise en cause, d’où le besoin de déclarer l’origine des « siens », comme l’a demandé Hussey à Fulani, dans la mesure où la couleur de peau est, aux yeux de certains, le facteur principal informant leur perception première d’un individu.

Intersectionnalité

Un terme tel que l’intersectionnalité, qui depuis quelques temps est omniprésent dans le discours de nombreux commentateurs sociaux, est un élément important du débat qu’aborde Gosh dans son œuvre. Mais bien que la théorisation soit utile pour comprendre la façon dont race, classe et identité régionale intersectent – Gosh pourrait bien répondre qu’il est un homme du Nord, ou du moins vraiment du Nord autant qu’il est britannique d’origine asiatique – rien n’est plus caractéristique que la manière dont le clarinettiste joue de son instrument. Il s’inspire des nombreuses ressources mises à sa disposition par son héritage et par la manière dont il a été élevé, notamment la musique classique et le folklore indien, le rock, le dub et la samba afro-brésilienne. Le jazz et la musique improvisée offrent une flexibilité et un langage commun fort, comme un agent liant pour sa créativité.

Le groupe mené par Gosh a également inclus de nombreuses personnalités fortes. Au fil des ans, les membres du groupe ont formé un microcosme représentatif d’un Royaume-Uni multiculturel, incluant plusieurs femmes extrêmement talentueuses : la pianiste Zoe Rahman, la guitariste Shirley Tetteh et la bassiste Ruth Goller, aux origines anglo-bengalaises, sierra-léonaise- nigérianes et italiennes respectivement, qui ont largement contribué à son succès. Lorsque Gosh se produit en concert, c’est une société contemporaine paritaire en genres et d’une grande  diversité ethnique qui apparait. Que sa musique bénéficie de cette diversité ou qu’elle en soit simplement une représentation spontanée n’est pas la question. Appelez ça le Royaume-Uni tel qu’il est.

On compte aujourd’hui plus de groupes de jazz multiraciaux au Royaume-Uni que jamais dans l’histoire du genre.

On compte aujourd’hui plus de groupes de jazz multiraciaux au Royaume-Uni que jamais dans l’histoire du genre. Dans les années 50, les alliances formées par les musiciens de l’Ouest de l’Inde et du Royaume-Uni, tels que Shake Kean, Michael Garrick, Joe Harriott, Pat Smythe et Coleridge Goode, reflétaient l’effet des flux de migration engendrés par l’ère coloniale, et depuis, la composition de notre pays n’a cessé de changer de couleur et de culture. En effet, l’idée même d’un groupe représentant de manière emblématique l’histoire entrelacée de plusieurs pays est loin de faire la une des journaux de nos jours. Il s’agit d’un fait commun plutôt que d’une exception.

Néanmoins, il vaut la peine de saluer le travail révolutionnaire d’organismes tels que Tommorow’s Warriors et Kinetika, qui ont largement contribué à rendre l’enseignement du jazz accessible à de futurs musiciens de tous origines depuis les années 90 et 2000, en élargissant le contingent d’artistes noirs et de femmes jouant d’un instrument à un très haut niveau, et en favorisant les collaborations créatives au-delà des frontières raciales. Prenez par exemple Jason Yarde et Andrew McCormack, Mark Kavuma et Artie Zaitz, Nubia Garcia et Joe Armon-Jones.

On peut interpréter la situation actuelle de différentes manières. D’un côté, l’existence de tels duos dont les origines se retracent vers plusieurs, plutôt qu’une, parties du monde, est logiquement inévitable lorsqu’on vit dans une ville britannique modelée par le vaste essor d’un ancien pouvoir impérialiste. De l’autre, un tel mélange des cultures ne passe pas inaperçu en comparaison avec le monde de la musique classique, où des ensembles tels que Chineke et Orchestra X furent créées précisément pour faire avancer la cause de la diversité, dans un domaine historiquement très uniforme. Des potes ont dû être enfoncées.

Des portes ont dû être enfoncées.

Quel que soit le genre musical, un groupe divers en genres et multiculturel symbolise une dimension qui n’est autre que la réalité, jusqu’au désire d’un individu à travailler avec un autre, en dépit des divisions supposées, économiques ou sociales, qu’une société visant à atteindre l’idéal élusif de l’égalité se doit de confronter et de franchir.  

Les artistes de jazz britanniques d’origine chinoise, tels que Nikki Yeoh et Alex Ho, sont importants tant pour leur immense talent que pour la manière dont ils bafouent les stéréotypes associés à leur communauté, dont la majorité n’est pas très visible dans la société en général, où de nombreux avantages, voire privilèges, sont encore accordés en fonction de la classe sociale et de l’appartenance raciale. Voir un éventail démographique aussi large dans un domaine artistique tel que le jazz, reposant sur la discipline et le dévouement ainsi que sur les aptitudes innées, fait écho à la notion de méritocratie. La musique est, ou devrait être, accessible à tous.

Aspirer à la créativité avant tout.

Bien qu’offrir aux jeunes britanniques nés de parents issus de minorités ethniques l’opportunité de se voir représentés sur scène, tout comme dans les médias, dans le domaine académique ou sur le terrain de jeu, est essentiel à la fois à l’inclusion et à la prise de confiance, on ne peut s’empêcher de penser que la prochaine génération d’artistes de jazz a besoin de plus que de modèles auxquels elle peut simplement s’identifier.

La forme, le contenu et la qualité de leurs œuvres est de la plus haute importance. 

Afin de maintenir la tradition d’un genre marqué par des générations successives d’innovateurs, les musiciens contemporains doivent aspirer à la créativité à son plus haut niveau. Cependant, le jazz a aussi toujours été un terrain fertile au débat, à la dissidence, et aux commentaires socio-politiques. Des musiciens talentueux peuvent changer les opinions et les esprits par le biais du son, mais aussi à travers leurs mots et leurs actes. Les prises de position continues du pianiste Robert Mitchell, sur des sujets allant du changement climatique à l’exploitation économique et aux conflits armés, tout au long de sa carrière, et en particulier au sein de son plus récent ensemble, True Think, sont aussi importantes que sa virtuosité et l’égalité raciale et de genres qui caractérise son groupe. Et ce n’est pas un hasard si les nombreuses nouvelles solistes et compositrices ayant émergé au cours de la dernière décennie, des su-nommées Garcia et Tetteh à Cassie Kinoshi et Jasmine Myra, ont également abordé dans leurs enregistrements tout un tas de problèmes personnels et sociaux, qu’il s’agisse du décès de membres de leur famille durant Covid ou de l’incendie de la tour Grenfell ayant couté la vie à 72 individus, la plupart immigrants, en raison de la cupidité des entreprises et de leur absence de considération pour les conditions de vie des plus démunis. Une preuve probante des inégalités au cœur du Royaume-Uni moderne.


Tout bien considéré, les artistes de jazz contemporains britanniques n’ont aucune obligation de s’exprimer sur la société actuelle comme l’ont fait les artistes nommés ci-dessus. Mais l’histoire riche du courant musical a toujours amené d’innombrables réflexions éclairantes sur l’état du monde et sur les problèmes politiques et culturels qui s’y rattachent. Le scénario idéal verra les musiciens dont la pratique est ancrée dans l’improvisation et l’interaction avec leurs pairs, compter des histoires personnelles et qui mènent à réfléchir, développant ainsi leur art et offrant une vision de ce qu’ils sont et de qui ils sont, à leur manière. Ils vous diront peut-être même d’où ils viennent. 

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Cet article est paru dans le deuxième numéro papier de Périscope Magazine Creative Spaces for Innovative Music, produit dans le cadre du projet Européen Offbeat.
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